Sois zen. Mais dans un monde incertain, viral, ultra-connecté, au bord du gouffre écologique. Deviens toi-même. Mais dans un environnement normé, cadré, aseptisé. Consomme bio et circuits courts. Dans une opulence de junk food mondialisée et industrielle. Soyons bienveillants, alors que l’indifférence règne. Ou, comme une leçon récitée, ce poncif : n’oublie pas de penser à toi. Mais dans une société anxiogène, individualiste, agressive, clivée comme jamais. Pour les femmes, traitement de défaveur : luttez contre le temps qui passe, par toutes les armes esthétiques autorisées par le ministère de la Santé, mais en même temps, battez-vous, revendiquez le droit de vieillir comme les hommes. Autant d’injonctions contradictoires qui jalonnent nos quotidiens.

Pas facile de s’y retrouver. D’autant plus que ces injonctions ne sont pas toutes si contradictoires. La vague du bio fait écho à l’écume du gras. L’envie de douceur, parfois infantile (les pathétiques soirées dédiées aux années 80), tente de tordre la violence ambiante. Les profs de yoga ou autres coaches en développement personnel, qui m’invitent par dizaines sur les réseaux sociaux (ai-je donc l’air à ce point au bout du rouleau, ou ont-ils à ce point besoin de sous ?), fleurissent sur le mal du siècle : l’absence de sens et l’absurdité des outils et méthodes en entreprise. Un mal bien identifié par l’économiste Nicolas Bouzou et la philosophe Julia de Funès, dans « La Comédie (in)humaine, comment les entreprises font fuir les meilleurs ? » (éd. de l’Observatoire). « Beaucoup d’entreprises sont dominées par la peur, les process, les réunions inutiles, les documents PowerPoint sans fin et les managers incapables de manager », taclent-ils. Le mal ne se limite pas à la France. Les États-Unis, souvent cités en exemple en matière d’entreprise libérée, feraient pire !

La dictature du bonheur ne mène ni en prison, ni à la banqueroute, ni à la guerre. Elle n’empêche pas de penser librement. Il faut donc la tourner en dérision, et l’appréhender pour ce à quoi elle se cantonne : un phénomène de mode sans importance. Chose beaucoup plus sérieuse, et quant à elle éternelle : nous sommes tous inégaux face à l’aptitude au bonheur. Le bonheur, cette grande armoire encombrante dans le salon. Le mieux est de lui préférer les petites joies, pour citer le chanteur Renaud (Banlieue Rouge). Une bière au comptoir. Un carré de chocolat. Une baignade. Un livre. Un concert. Les siens. À chacun sa fenêtre. Du yoga et du bio, aussi, si vous le souhaitez. Il faut juste que l’envie vienne de l’intérieur. Ça change tout.