Un reporter de guerre m’avait fait cette étonnante confidence, à Visa pour l’Image (Perpignan) : « Les zones de conflit, j’adore. Je ne peux plus m’en passer. On y voit des atrocités, mais aussi une incroyable solidarité. C’est l’être humain à l’état brut, dans ce qu’il a de pire et de meilleur. Et quand je rentre en France, je m’emmerde. » Après les attaques terroristes du 7, 8 et 9 janvier 2015*, cette France râleuse et endormie doit se sentir en guerre, vu la réponse spontanée qu’elle a apportée dans la rue, de la place de République à Paris, jusqu’aux plus petits villages.

Ce dimanche 11 janvier, 3,7 millions de personnes ont défilé, partout, pacifiquement mais fermement, en brandissant le logo « Je suis Charlie », et des unes provocatrices à l’extrême de l’hebdo satirique – le pape en train de sodomiser un enfant, ou des islamistes ridiculisés – « Le Coran, c’est de la merde, ça n’arrête pas les balles », « 100 coups de fouet si vous n’êtes pas morts de rire », ou Mahomet se lamentant : « C’est dur d’être aimé par des cons ».

Des banderoles en colère, aussi. « Non aux extrémismes », brandit un gamin sur les épaules de son père. D’autres manifestants, sur fond de drapeau tricolore : « LIBERTE d’expression, EGALITE homme/femme, FRATERNITÉ Juifs, chrétiens, musulmans ». Et des citations éclairées : « Qu’est-ce que la liberté d’expression ? Sans la liberté d’offenser elle cesse d’exister » (Salman Rushdie), « Le fanatisme est un monstre qui ose se dire le fils de la religion » (Voltaire**). La Marseillaise entonnée partout, nourrie d’applaudissements et mêlée de larmes, sous un doux soleil d’hiver. Le pire et le meilleur.

Touchés au cœur. Que vive la liberté de caricaturer les curés et les imams, l’amour des mots et des lettres, l’élévation de l’âme par la connaissance, la supériorité de l’Etat de droit sur les religions et la violence, l’acceptation des différences dans un creuset républicain, la justice indépendante, la lutte contre les corruptions. Du pinard et des femmes !

France belle, rebelle et éternelle. Cette mobilisation sans précédent oblige le pouvoir. Le message est très clair : la défense inconditionnelle de la liberté d’expression, le rejet de tous les extrémismes et de l’obscurantisme, mais aussi (et on l’entend peu) un appel à plus d’autorité.

Chose impensable voici une semaine, et propulsant ce 11 janvier au rang de date historique, le peuple français a rendu également hommage aux forces de l’ordre, qui ont payé un lourd tribut et sont intervenues avec sang-froid lors des prises d’otages simultanées de vendredi (www.facebook.com/video.php?v=793783124027679&fref=nf). « Presque gênés par vos applaudissements. On n’a pas trop l’habitude », ironise le GIPN.

Reste qu’on n’est pas sortis de l’auberge. Parties pour expliquer la minute de silence à leurs élèves, des institutrices se sont fait rembarrer par des gamins, d’après qui Charlie Hebdo « l’a bien cherché » (http://www.lexpress.fr/actualite/societe/imad-eleve-de-cm1-ils-n-avaient-pas-le-droit-de-se-moquer-du-prophete_1639258.html). Idem dans certains lycées professionnels. Sur les réseaux sociaux, le hashtag #jesuiskouafi, du nom des deux frères qui ont attaqué Charlie Hebdo et faisant écho à #jesuischarlie, fait un tabac. Voilà qui n’aide pas les 5 millions de musulmans, pour l’immense majorité respectueux et respectables, que compte notre pays.

Angela Merkel, Matteo Renzi, David Cameron, Benyamin Netanyahou, Mahmoud Abbas… Les dirigeants du monde entier se sont pressés autour de François Hollande, pour défiler sur le bien-nommé boulevard Voltaire, sous les applaudissements des Parisiens massés aux terrasses des immeubles. Une scène surréaliste. Preuve que la France a une place à part dans le jeu international. Preuve aussi que la lutte contre le terrorisme ne peut être traitée qu’à l’échelle européenne. Le chantier est immense : échanges de données concernant les passagers aériens entre les Etats membres, coopération avec les opérateurs Internet…

Bonne chance et courtes nuits à nos politiques. L’intégration est clairement en panne. Les djihadistes sont formés par paquets de cents, les réseaux sociaux accélérant le phénomène. Nos prisons deviennent des usines à terroristes. Des solutions existent : formation des imams, introduction d’imams modérés en milieu carcéral, durcissement de l’arsenal législatif (que faisaient les frères Kouachi et Coulibaly en liberté ?), internationalisation de la traque.

Et, accessoirement, des moyens financiers et légaux pour les flics – des gilets pare-balle qui ne datent pas de 15 ans, des forces municipales armées… -, qui sont désormais des cibles privilégiées.
Plus que jamais, et quitte à mourir : Bleu-Blanc-Rouge !

* 17 morts, dont 8 journalistes et dessinateurs de presse, 3 policiers et 4 Juifs.
** Philosophe des Lumières, qui a toute sa vie combattu les extrémismes religieux.