Au resto, à l’hôtel, au camping, pour un transat (un sunbed, pardon) sur une paillote même pas branchée, au concert, au stade, en prévision des vacances, en anticipation des ponts de mai ou des jours fériés surannés, à la pâtisserie pour un pauvre gâteau tout choco du dimanche… partout, c’est le même refrain, ânonné et prévisible : « Vous avez réservé ? » Avant de dire bonjour – et en guise de bonjour bien souvent. Rien de dingue, paraît-il. Faut anticiper, c’est la vie, tu te fais vieux mon vieux. Et puis toi, tu réserves bien un créneau avec ton billet du lundi, pov’con !

Reste que ce manque d’improvisation, croissant jusqu’à l’omniprésence, revêt une frénésie suspecte. Laquelle exprime une déprime. La peur-panique du vide. La volonté, ô combien vaniteuse, de prétendre maîtriser son destin. Le reflet, aussi, d’une civilisation à bout de souffle (d’une société des loisirs, re-pardon), rythmée par la consommation marketée, la mobilité sans but et l’individualisme triomphant, à peine masqué par des miettes médiatiques – Restos du Cœur, fêtes des voisins…

On en arrive à des aberrations, avec ce « Vous avez réservé ? » Même en rentrant dans un rade, pour un table de quatre soiffards ou deux couples de couples, il faut montrer patte blanche. Tout ça pour « déguster » du jambon Métro et des bières coupées à l’eau. Idem pour un bout de week-end avec famille ou amis : si tu ne te places pas deux mois avant, l’affaire est mal engagée. Et encore, n’oublie pas de relancer deux semaines avant : des gens plus bankable que toi se sont peut-être immiscés à ta place dans les agendas de sinistres.

Les pédopsychiatres le disent : n’abreuvez pas les gosses d’activités, vous allez les rendre fadas. Laissez-les s’ennuyer. Souffler sur les nuages par la fenêtre. Compter les passants emmitouflés. Relire la même histoire préférée. Finir le rêve inachevé de vendredi matin, décapité par le réveil-matin. Changer le monde. Attendre le bus sans panneau électronique informatif indiquant le nombre de minutes à attendre. Souffler plus fort sur le nuage, il avance pas.

Savoir laisser faire et venir les choses est parfois la plus grande des sagesses. A un moment, OK, il s’agit de valider son passeport et de prendre des billets si on veut respirer l’air de Tokyo ou New-York. Mais la définition d’un cadre n’empêche pas d’improviser une peinture à l’intérieur. Dit plus simplement : devoir anticiper une chose nécessaire ne suppose pas de tout anticiper. Réservez vos imprévus. Laissez-les vous surprendre et vous emporter loin. A ce titre, l’ère merveilleuse du big data, des objets connectés et de l’Internet mobile m’interroge. Car il y a une constante qui se vérifie : les plus beaux moments de nos vies se nichent dans les imprévus. Et, par déduction, sans imprévu, pas de vrais beaux moments. A lundi prochain !