Malaise, lors d’une soirée fortement arrosée, composée de gens beaux qui ont réussi – ou fort endettés pour faire croire qu’ils ont réussi -, et dans laquelle j’ai échoué par le hasard des ricochets. Tout le monde parle, personne ne s’écoute, on se croit très fort et on a tout oublié le lendemain. Rien de bien nouveau. Autant l’ivresse est une échappatoire délicieuse et éthérée, autant les excès massifs d’alcool et le fait de gagner un peu d’argent rendent souvent pathétiques. Malaise, surtout, devant cette brutalité de classe, affichée par les participants de la fête vis-à-vis des prestataires y travaillant. Pas un regard, pas un mot, pas un égard – est-ce trop ? -, pour les serveurs, pourtant mis à rude épreuve au rythme des commandes, les musiciens… Certes, ils sont payés dans le cadre d’une relation commerciale. Et alors ? Un peu de considération, un brin d’humanité dans un monde de plus en plus virtuel et auto-dépecé, est-ce donc devenu trop ? Toute ma vie, je me souviendrai de cette phrase, prononcée par un cadre ventripotent d’une grande chaîne de télévision, alors que je m’étonnais du mégot qu’il jetait par terre, sur son lieu de travail, lors d’un cocktail auquel un autre ricochet m’avait mené, voici quinze ans : « On s’en fout, la Black du ménage ramassera demain matin. »

Sans verser dans une caricature de Zola, j’ai toujours respecté et aimé échanger avec ceux qu’on appelait jadis les « petites gens », et aujourd’hui les « derniers de cordée ». Par ouverture d’esprit, un peu. Par instinct, aussi. Les gens « de peu » n’ont pas peu de choses à dire. Il faut juste savoir les aborder. Ils ont beaucoup vécu et galéré. Et font preuve d’un grand courage face à la vie. Les écouter rend humble. Reconnecte à la réalité. Leurs souffrances, hésitations, erreurs, errances, me donnent des idées de portraits, de sujets, ou de questions à poser, plus tard, aux vrais décideurs de ce monde – qui ne fréquentent pas les soirées fortement arrosées.

Le statut des gens « de peu » vaut parfois bien plus que la perception collective. Lorsque j’anime une soirée économique, mon premier réflexe, en arrivant sur les lieux, est d’aller saluer le régisseur, là-haut, tout seul, dans sa loge technique, en lui demandant son prénom. Neuf fois sur dix, j’aurai besoin de l’interpeller depuis la scène, car un problème technique surviendra, et lui seul pourra le résoudre. Toujours mieux d’appeler quelqu’un par son prénom, devant 300 personnes. De même, lorsque j’entre en contact avec une entreprise, je note précieusement le contact de la secrétaire de direction et prends soin de répondre à ses mails, même par pure politesse. Ce n’est pas du temps perdu. Car les personnes qui occupent ces fonctions, parfois depuis des décennies, ont souvent une grande influence en interne. On ne les voit pas, mais elles peuvent bloquer vos demandes si votre tête ne leur revient pas. Les négliger constitue donc une erreur humaine, mais aussi professionnelle.
De plus, les choses évoluent : l’étudiant un peu paumé et agaçant, que l’on doit encadrer le temps d’un stage, pourrait percer à son tour et être utile demain, lorsque notre propre cote aura baissé sur le marché, dans le jeunisme ambiant. Sans omettre cet élément essentiel : voir les invisibles donne un coup d’avance.