ll est vital et complètement ringard de savoir désigner clairement les éléments physiques ou immatériels qui nous entourent. Pour vivre en conscience, savoir de quoi l’on parle et avancer. Debout. Armé. Surtout dans un métier qui consiste à écrire pour être lu. Non, ce n’est pas un Segway, c’est un gyropode. Pas une nana au bar, mais une barmaid. Pas un projet qui rame, mais qui rencontre des embûches. Pas une entreprise qui est en croissance pour recruter, mais qui recrute parce qu’elle est en croissance. Pas un clocher tout rond, mais une coupole. Pas un président de la ville, mais un maire de la commune. Pas un migrant, mais un réfugié. Pas une longue maladie, mais un cancer. Pas un séminaire de cohésion, mais une ligne budgétaire à consommer avant la fin de l’année pour garder les mêmes crédits l’année prochaine. Pas un programme immobilier haut de gamme offrant de belles prestations, mais une résidence ciblant des catégories socioprofessionnelles supérieures. Pas un copain, mais un ami, s’il est un copain de longue date. Pas un anglicisme, mais, de grâce, sa traduction en français. « Nommer les choses, c’est leur enlever leur danger », écrit Amélie Nothomb. Mal les nommer, « c’est ajouter au malheur du monde », et pas les nommer, « c’est nier notre humanité », disait avant elle Albert Camus.

Ce sont les mots, et eux seuls, qui nomment. D’où nous viennent-ils ? De nos parents et de nos enseignants. Alors que les écrans envahissent les foyers, assassinant la langue et vidant les cerveaux, et que les parents font ce qu’ils peuvent, les professeurs du primaire et du secondaire portent une responsabilité très lourde pour les générations futures. Garants des piliers fondateurs – grammaire, orthographe, vocabulaire, conjugaison -, ils sont fragilisés par la déferlante Instagram, Facebook, Pinterest ou Snapchat. Avec, au bout, la tragique difficulté pour les enfants à expliciter ce qu’ils voient, veulent et ressentent.

Dans cette rigueur de bien nommer, nécessaire autant que passée de mode, j’apporterai trois nuances. Tout d’abord, le registre familier a toute sa place. Il embellit et fleurit même la langue. L’essentiel est de savoir en sortir et de maîtriser les autres niveaux, d’avoir conscience du registre employé et des circonstances dans lesquelles il peut être utilisé. Ensuite, tout ne peut pas être dit en toute transparence, tout le temps. Il y a le sanctuaire du vestiaire, où le linge est lavé en famille, et le temps de la conférence de presse, où il s’agit de protéger le groupe face à la férocité extérieure. Enfin et surtout, il convient de laisser planer des mystères et des incompréhensions délicieuses, en ne nommant pas tout. C’est la place laissée aux possibles. En amitié notamment : je ne sais pas vraiment pourquoi mes amis sont des amis, n’ai jamais cherché à le savoir, mais je sens qu’ils le sont. Et parfois, il vaut mieux sentir que savoir.