C’est un grand et triste paradoxe. D’un côté, un laisser-aller général, qui donne l’impression d’un vaste foutoir. Dans la tenue des relations amicales, dans le service apporté, ou pas, au client (ces artisans qui pleurent tout le temps, mais qui ne répondent pas aux demandes de devis), dans la pratique d’une langue devenue aussi belle qu’ignorée, dans les relations humaines, dans ces coups et ces insultes infligés aux pompiers, aux flics, aux enseignants, aux infirmières, dans ce culte du zapping émotionnel décérébrant, dans cette déliquescence visqueuse. Un feu d’artifice à l’envers, tout noir, qui nous canarde du ciel. Exemple dérisoire : alors que j’achetais un ticket pour visiter un studio cinématographique, la caissière, genou calé contre la table, inclinée vers l’arrière sur son siège, chewing-gum à la bouche, me délivre le sésame sans un mot, ni regard, pétrifiée dans sa posture de canapé du dimanche soir. Pas un supérieur pour la recadrer, dans un lieu pourtant réputé, et pour un tarif pas donné. On s’en fout. Et on s’en fout de tout, un peu partout, au demeurant. À la caisse automatique du supermarché, si tu as le malheur de te tromper de bac pour poser l’article, un agent intervient, en mode robot, pour rectifier le tir, en tapotant sur l’écran. Sans un mot non plus, alors que tu allais presque t’excuser de l’avoir fait travailler. Bienvenue dans le nouveau monde. L’économie de salive, une valeur qui grimpe.

Et, d’un autre côté, la tendance à la tolérance zéro, importée de la culture anglo-saxonne. Sur la route, passe encore. Mais ailleurs… On ne peut plus fumer, plus boire, plus manger gras, salé et sucré, plus disserter avec gouaille, plus faire la fête après 21h59. Judiciarisation de la vie civile. On ne se mélange plus entre milieux différents. Chacun chez soi, dans son bar, sa destination de vacances. La SNCF a renoncé au dernier moment à la mise en place de wagons sans enfants. Segmentation de la vie sociale. Culte des normes, aussi, des règles tatillonnes, du light, de l’esquive couarde, contribuant à l’affadissement des choses, des êtres et des pensées.

La démesure importe. Le folklore, l’authenticité et une forme de désordre, aussi. Parole de Sudiste. Exemple dérisoire, bis : lors du derby (match opposant deux villes proches l’une de l’autre) de football entre Montpellier et Nîmes, hier soir, quelque 70 CRS – je les ai comptés, étant aux premières loges et n’ayant que ça à faire – se sont postés pendant trente minutes face au kop des ultras montpelliérains. Une infime partie de ces ultras faisait mine de vouloir pénétrer sur le terrain pour aller en découdre avec leurs amis nîmois, pour une histoire de bâche (symbole sacré chez les supporters) volée. 70 CRS : mobilisation quelque peu disproportionnée pour trois clampins trop anisés. Mais ça fait de belles images à la télé et sur les réseaux sociaux. Celles-ci jouent un rôle : donner l’illusion d’un État fort, détourner l’attention et fabriquer médiatiquement des idées simples à formuler et globalement rassurantes – les supporters sont des abrutis et par opposition, nous on est intelligents.

Le bazar a du bon, quand il s’inscrit dans l’esprit, et sans tomber dans un angélisme qui consisterait à dire que tout va bien. Mais il faut se détendre. Certains de ceux qui font le choix d’habiter au cœur d’une métropole étudiante, dont 40 % de la population a moins de 30 ans, pestent ainsi contre les nuisances nocturnes. Je suis, nous sommes, en effet, parfois réveillé(s) par des jeunes qui chantent (façon de parler), bringuent et draguent, à 3h, 4h ou 5h du matin. Faut-il s’en plaindre ? Si c’est tous les soirs, longtemps, sous les mêmes fenêtres, oui. Sinon, mieux vaut en sourire. Nous avons eu leur âge. Pour leur expliquer où ils mettaient les pieds, Philippe Saurel, maire DVG de Montpellier, s’est ainsi adressé aux nouveaux habitants de la ville, samedi : « Je ne suis pas pour une ville aseptisée, où on mange par terre. Oui, il y a un peu de bordel dans le centre-ville, les gens sortent des bars et fument, ok. Ça fait aussi son charme. » Avec la distance que requiert ma fonction vis-à-vis de l’élu, je souscris aux propos de l’homme.

D’un côté, la vague du laxisme, sur fond d’approximations et d’individualisme. De l’autre, des restrictions de liberté, sur fond d’intolérance et d’agressivité. Au fond, l’un explique l’autre : quand chacun ne pense plus qu’à son nombril, c’est le chaos. Il n’y a pas de remède à ce semblant de paradoxe. On remarquera simplement qu’il unit des figures antinomiques de l’ancien monde – Renaud, Delon, Depardieu – dans une détestation tenace de l’époque. Heureusement que le futur est modifiable !