Il y en a, c’est l’intelligence fulgurante et animale, d’autres, la beauté fatale, d’autres encore, une inlassable force de travail, ou l’humour irrésistible, la répartie à l’acide, la culture à l’infini, la maîtrise parfaite et agaçante d’un art ou d’une discipline, le sens des affaires. Ou la manie de ne pas donner de nouvelles pour se faire désirer. Ou encore, plus répandu car plus accessible, la dureté dans les rapports humains. Une dureté telle que le jour de l’enterrement, des collaborateurs à cran et la famille faussement éplorée se rendent sur le cercueil du défunt pour vérifier qu’il est bien mort. Les armes absolues se déclinent au pluriel. On peut passer de l’une à l’autre avec l’âge. Les plus habiles et têtus les combineront. Certains n’en trouvent jamais, ce qui est bien mystérieux – le choix des armes est tellement vaste et la jungle si hostile ! Observer leur maniement dans le théâtre de la vie me fascinera toujours.

Dans la famille des armes absolues, j’ai un faible pour l’autodérision. Être sérieux sans se prendre au sérieux. Pas trop compliqué, perturbant pour l’interlocuteur, et peu répandu, tout au moins dans mon milieu. Un bon placement. Les hommes et femmes de réseaux, que je côtoie du matin au soir et de janvier à décembre, débordent de qualités. L’entrepreneuriat, l’éloquence, l’érudition, la force de conviction, l’instinct. Mais très peu se moquent d’eux-mêmes. Ça doit être incompatible avec la pratique du pouvoir, qui consiste aussi en un maintien acharné des positions, une maîtrise de l’image et au fait de broyer la main d’un individu pour le saluer.

Pourtant, l’autodérision produit des effets. Je ne dirai pas tout, une arme absolue devant rester en partie secrète. Quatre exemples tout de même, un bon billet du lundi devant atteindre les 3.500 signes. Quand, le matin, une discussion entre collègues s’interrompt subitement à mon entrée dans les bureaux, je ressors illico, non sans avoir lancé : « Je vais prendre un café en bas, je vous laisse 10 mn pour finir de putasser sur moi ». Deuxième cas pratique, lors d’un entretien téléphonique avec un dirigeant d’une biotech qui m’explique que « son candidat médicament a obtenu des résultats positifs dans l’essai clinique de phase 1 », je l’interromps : « Attendez attendez (répétition obligatoire), j’étais nul en sciences à l’école, il faudrait tout m’expliquer très simplement comme à un enfant. » Généralement, saisis d’effroi à l’idée de lire un papier truffé de contresens, le dirigeant en question et son attaché de presse me demandent de relire l’article avant parution. Ce que je refuse, naturellement, histoire de jouer jusqu’au bout. Tertio, à un copain possessif qui me téléphone une fois l’an pour me reprocher « d’avoir disparu avec ma nouvelle vie » et « d’être un naze » (c’est sa façon de m’aimer), je rétorque, la voix affligée : « Tu as raison, je suis un con. » Enfin, en ouverture d’une cérémonie, alors qu’il faut prendre la parole devant 400 ou 500 personnes pour présenter le journal, plutôt que de réciter un dépliant marketing auquel nul ne va croire, je préfère interpeller l’auditoire, en brandissant mon smartphone : « Franchement, vous avez accès à toutes les infos avec ça, qui peut me dire à quoi sert encore un abonnement à La Lettre M ? » Et la légère crispation collective, qui sied aux démarrages de grandes messes, s’atténue, l’essentiel de ladite crispation ne provenant pas de l’événement lui-même, mais de la représentation mentale que l’on s’en fait. Le présenter autrement, et 50 % du chemin est parcouru.

L’autodérision n’est certes pas très loin de l’auto-dévaluation, laquelle peut trahir les premiers signes du burn-out et de dépression. À administrer à dose homéopathique. Désolé, pas de citation de Jean Jaurès ou de Nelson Mandela pour conclure. Ça sent la fin de carrière avant l’âge.