On est toujours le minus de quelqu’un. À la fac Paul-Valéry (Montpellier), je chambrais, il y a une vingtaine d’années, les assimilés-ruraux (« piches », en jargon urbain), qui nous venaient de Nîmes, Sète, Béziers, Narbonne ou Perpignan, avec leurs accents rocailleux et leurs festivités étranges. Puis, à l’école de journalisme à Paris, retour de bâton : mes collègues parisiens, évoluant à domicile, ont raillé mes origines – il faut dire que nous n’étions que deux natifs du soleil, avec la Niçoise Stéphanie Renouvin (W9 et RTL 2), sur une promo de 48. Tous les clichés sudistes (certains mérités) y sont passés : le culte du pastis, la supposée fainéantise des autochtones, la médiocrité de la presse en régions, les méfaits du tourisme de masse sur la cote, l’absentéisme des fonctionnaires des collectivités… « Que c’est moche, La Grande-Motte, comment peut-on y habiter ? », « Montpellier, c’est au bord de la mer, avec un port, c’est ça ? », « Tu peux très bien aller faire ton stage à Tarbes : c’est dans le Sud aussi, donc c’est pas loin », « Les villes de Province, c’est la mort, tout est fermé entre midi et deux », « Vous avez des films en VO, dans vos cinémas ? » La palme à un professionnel reconnu du 4e pouvoir, dont la phrase, prononcée lors d’un cours, me met encore mal à l’aise : « Je m’adresse à une élite, je n’ai pas face à moi des fils d’ouvriers. » Avec un certain François Ruffin, actuel député FI et à l’époque étudiant en journalisme déjà fort actif (fondateur de Fakir, à Amiens), nous nous agacions, gesticulions, revendiquions, en vain et contre tous. Aujourd’hui, je fais la part des choses. J’ai vécu deux années merveilleuses, malgré la violence de certains mots et regards. J’y ai appris l’extrême rigueur et, justement, la violence des mots et des regards. Il faut garder le meilleur, c’est une question de survie.

Le parisianisme a de beaux restes en 2018. Par exemple, voici comment Télérama a présenté la finale de coupe de France de foot entre Les Herbiers (Vendée) et le PSG : « Pauvres Vendéens… Prendre une fessée monumentale devant la France entière, faire un long voyage dans un vieux bus des années 1970 sans climatisation où ça sent le jambon-beurre, et devoir poser une RTT le lendemain pour s’en remettre… Une raclée et des vacances forcées, ça fait beaucoup. » Bobos branchés contre bouseux édentés. Bruno Retailleau, président du groupe LR au Sénat et sénateur de la Vendée, s’est dit sur Twitter « scandalisé » par le ton de cette brève, « typique de cet état d’esprit méprisant qui coupe la France en deux ».

À chaque venue de ministre (tout un cirque, la magie en moins), c’est la même rengaine. Le journaliste du coin s’accrédite, organise sa semaine en fonction, pour au final se rendre compte, le jour J, que le ou la ministre a tout déballé en « exclu » (tout est relatif) dans le quotidien régional, le matin même de sa venue. Des deals entre entourages ministériels et directions de rédactions à fort tirage sont systématiquement passés. Car, depuis les cabinets ministériels du 7e arrondissement, la presse des Provinces se cantonne aux quotidiens historiques, France 3 et France Bleu. La politique se mène peut-être autrement, mais en est restée à une vision stalinienne du paysage médiatique en régions, malgré l’émergence joyeuse de city-mag, blogs, presse spécialisée, pure players…

Les Provinces (non, il n’y en a pas qu’une), parfois trop déférentes, trop engoncées, trop poussiéreuses, ont leur part de responsabilité. Certains grands comptes déboursent encore, par exemple, des sommes astronomiques, et sans négocier, pour faire venir des experts nationaux, du type « François Lenglet de France Télévisions ». Ces stars-label d’un soir, censées remplir la salle, enchaînent sur scène quelques chiffres et citations, avant de repartir avec leurs certitudes et leur chèque à bord du premier TGV.

Le pays ne se résume pas au match PSG / Les Herbiers de mai 2018 ou Macron / Le Pen de mai 2017. C’est là une histoire racontée aux enfants. Les choses sont plus nuancées. À l’intérieur de l’Île-de-France, une forte rivalité oppose Paris et les habitants des banlieues, certains d’entre eux détestant la capitale et ne s’y rendant presque jamais – et inversement pour certains Parisiens vis-à-vis des banlieues ; Et comment mettre sur un pied d’égalité des métropoles internationales et hyper-attractives comme Lyon, Nice ou Toulouse, des villes moyennes qui décrochent, et des villages du Grand Est en proie à la décroissance démographique et à la misère sociale ? Une pluralité des Provinces fort bien décrite, sans jugement, par Florence Aubenas dans En France (éditions de l’Olivier, 2014). Une pluralité salutaire : grâce à elle, on peut tous se trouver un minus pour se sentir exister.