« Avec ce changement de taille, toujours pas de service de communication, Monsieur Altrad ? – Pourquoi, ça ne te va pas, comme on fait ? C’est bien, non ? » Voix calme et presque effacée, qui tranche avec le poids du nouvel empire industriel de Mohed Altrad, patron héraultais d’origine syrienne. En rachetant son concurrent néerlandais Hertel (Rotterdam), d’une taille similaire à la sienne, Altrad (bétonnières, échafaudages, brouettes, services aux industries), double en effet de périmètre et s’impose comme un des leaders mondiaux de son marché. Le chiffre d’affaires cumulé annuel du nouveau groupe sera supérieur à 1,6 milliards d’euros, avec un effectif de 17 000 salariés. Montant de la transaction, financée par un consortium bancaire et un nouveau crédit syndiqué : 230 millions d’euros.

Ecrit comme ça, tout semble simple. Et pourtant. Né dans le désert syrien dans une famille de bédouins, cet homme d’environ 60 ans ne connaît pas son âge précis – il a tiré au sort la date de son anniversaire avec ses cinq enfants. Arrivé en France dans les années 70 pour suivre des études à la Faculté de Sciences de Montpellier, il façonne depuis trente ans un groupe à son image, multiculturel et international. Sans recourir à la Bourse, Altrad a acquis une centaine d’entreprises, la création d’Altrad en étant une elle-même, celle d’un fabricant d’échafaudages basé à Florensac (Hérault), en 1985.

En septembre dernier, lors de la remise du prix de l’Entrepreneur de l’année (Ernst&Young/L’Express) pour la région Méditerranée à Montpellier – il obtiendra le prix d’Entrepreneur de l’année à Paris dans la foulée, et concourt pour le prix de l’Entrepreneur mondial, 4 et 5 juin prochains à Monte Carlo – , il déclarait avec un humour qu’on ne lui connaissait pas : « Il y a trente ans, je galérais pour avoir 200 000 francs auprès d’une banque. Imaginez-vous, un Arabe, venant du désert, ingénieur dans le pétrole puis dans l’informatique, qui reprenait une boîte d’échafaudages en faillite dans l’Hérault. Aujourd’hui, on me prête 150 millions d’euros sans problème. »

Altrad, que Georges Frêche, feu patron de la Région Languedoc-Roussillon, traitait d’ « agent secret syrien » (sic), vit également une deuxième jeunesse avec le club de rugby de Montpellier. Depuis bientôt quatre ans, il préside et finance une PME de 70 salariés aux moeurs étranges : tout le monde se fait la bise, le verbe vibrionne, les collectivités sont omniprésentes et gagner de l’argent reste incertain. Surtout cette saison, sportivement décevante, et marquée par un changement d’entraîneur en plein Noël. Mais le projet se structure, avec l’ambition de porter le MHR « dans les quatre premiers, durablement, du Top 14 ».

Matheux de formation – il a participé à la création du premier ordinateur portable, dont il a revendu les droits à Matra -, ce patron aime à prendre la plume pour soigner son âme de déraciné. Après son autobiographie « Badawi » (bédouin), « L’Hypothèse de Dieu » et « La Promesse d’Annah », il prépare un quatrième opus centré sur l’identité – ce qu’on laisse paraître, et ce qu’on est. Mohed Altrad se rend aussi dans des établissements scolaires sensibles pour convaincre les jeunes des quartiers « qu’eux aussi peuvent réussir, à condition de travailler beaucoup. Ca me prend parfois une journée entière, mais je vois ça comme un devoir ».

On ne formule jamais de vœux pour les patrons qui réussissent – le magazine américain Forbes le classe à la 1741ème place des fortunes mondiales, et publiera son portrait le 23 mars. On se dit : ‘Ils n’ont pas de blessure. Rien ne leur résiste’. C’est une erreur. Dans ses moments de blues, nul doute que l’homme d’affaires de fer repense aux étendues syriennes qui l’ont vu naître, et grandir, et qui saignent aujourd’hui. Un jour, peut-être, pourra-t-il y amener ses enfants. Ça ferait sens.