La foule ne me rebute pas. J’ai multiplié avec joie les déplacements, en tant que supporter de foot, pour me retrouver parqué dans un coin de stade. Sur la route, parfois longue, nous étions « quichés »* dans le bus. Le chauffeur traçait à tout berzingue, une fois que l’on rentrait dans l’une de ces villes ennemies pas comme la nôtre, où se déroulait le match. Des flics à moto nous escortaient pour prévenir de caillassages potentiels. J’ai assisté, à tout juste quinze ans, à un concert des Rolling Stones (à l’époque, ils étaient déjà vieux), en 1990, au Stade Vélodrome de Marseille. Tout seul, au premier rang, avec les fous. Avec 15 000 fadas qui poussaient dans la fosse. Des fans asphyxiés (ou trop drogués) passaient au-dessus de nos têtes, de bras en bras. On les jetait sans trop de ménagement dans les civières des secouristes. Alors que je m’inquiétais de ces méthodes un peu brutales, et de leur conséquence sur les évanouis de la nuit, mon voisin, un quadra rebelle avec qui j’avais sympathisé, me fit observer laconiquement : « C’est un concert de rock. »

Depuis, je ne compte plus les manifestations (pour ou contre le mariage pour tous, contre la réforme des retraites, des facs, de la SNCF…) ou les meetings politiques surchauffés, couverts à titre professionnel. Je n’aime pas rester dans les espaces dédiés à la presse. Dès que je peux, je déserte pour me mêler aux gens. Quelle que soit, d’ailleurs, la couleur politique du leader venu haranguer ses électeurs. Il y a du spectacle partout. Lors d’un meeting de Mélenchon, je me souviens avoir pris des notes, debout, mon Mac Book en équilibre sur la barrière, pressé de toutes parts par un groupe de « postiers en colère » (c’était écrit sur leur tee-shirt), l’un d’entre eux hurlant avec assiduité dans mes oreilles, en direction de son idole. C’était absurde, et magnifique. Non, vraiment, la foule ne me rebute pas, quand on se mêle à elle par passion, et qu’elle exprime elle-même une passion démultipliée.

La magie opère moins dans les lieux « où il faut être ». Il faut tellement y être qu’à force, le rassemblement sonne faux, comme une invitation entre amis que l’on rend par convenance, comme un dernier rendez-vous avec une femme que l’on sait déjà partie, comme un matin où l’on se lève fatigué. Aujourd’hui, les réseaux sociaux, le marketing digital et le big data dictent jusqu’à nos âmes. Aime ceci. Si tu ne te rends pas là ce week-end, tu vas rater quelque chose. Choisis cette destination ce voyage, écoute-nous. Moi et mes potes, on a du business à faire là-bas. Clique et paye. Tu ne peux pas ne pas aimer : tout le monde dit aimer. Regarde les notes. Et tu es tout le monde, comme tout le monde. Quand tu y seras, Instagrame, twitte, like, partage. Photographie et filme, quitte à ne voir les êtres, les choses et la beauté du monde qu’à travers ton écran. Obéis. Tais-toi. Quels que soient ton niveau d’études, de revenus, de sensibilité, de résilience, je veux que tu te taises. Ne t’indigne qu’en certains termes présélectionnés et perlés de hashtags. Positive. Donne une bonne image de toi, toujours : on te regarde. Recommence. Recommence. C’est bien, je vois que tu ne réfléchis plus. Libère-toi, c’est un ordre. Tu aimes, hein ? Tu deviens assoiffé de shows aseptisés, sponsorisés, marketés, sécurisés, ultra-connectés, normés, flippés, toujours plus géants, lumineux jusqu’à l’aveuglement. Fin… Enfin. À bien y réfléchir, c’est la simple authenticité, et la capacité à n’être plus que soi-même, qui vont devenir des armes fatales.

* Serrés comme des sardines – expression méridionale.