Quand le rythme décèlera, que la vie sera bien moins tourbillonnante, et que le gros de la troupe m’aura tourné le dos pour des pairs soudain plus bankable, il y aura la place à la nostalgie. De l’enfance, des siens partis trop tôt. Aujourd’hui, on n’a pas le temps, il faut traiter, vérifier, relancer, corriger, promouvoir, fouiner, se méfier. Mais plus tard, oui, il y aura la place, entre quelques séjours au ski à la con, des cours de sport au club, une action philanthropique hebdomadaire, des enfants qui rendent heureux quand même, des voyages loin et longtemps.

Peu en vogue, voire taboue, la nostalgie. Et pourtant, une fidèle camarade, douce et silencieuse, qui peut porter les germes des plus beaux projets d’avenir. Il suffit de la dompter, en la rabrouant si elle se fait trop manipulatrice, insidieuse, tentatrice, envahissante. Se caler sur sa fréquence, celle qui murmure à l’oreille des bouts insoupçonnés de vous-même.

J’ai profité de l’été pour, drôle d’idée, reconstituer les ramures de l’arbre généalogique – côté affectif davantage qu’état civil. C’est que, du côté de ma mère, née en décembre 38 et partie en décembre 97, c’était le culte de la dissimulation et du mensonge. Sacrés secrets. Alors, en ce mois d’août, rencontre émouvante, à Grenoble, avec sa demi-sœur, dont elle m’avait caché jusqu’à l’existence. Zoom sur leur papa, mon grand-père, un Rital venu du Val d’Aoste, également maintenu dans l’ombre, et jamais croisé ni même évoqué. Commercial le jour, sculpteur sur bois prolifique le soir, dont certaines œuvres s’acquièrent encore, paraît-il, chez les antiquaires de la place. Bien regarder son poinçon, en-dessous, on ne peut pas se tromper. Il se réfugiait tard dans son atelier du centre-ville, pour arrondir les fins de mois et, aussi, fuir une ambiance familiale visiblement pas folichonne, d’après ce que j’ai compris. Il y voyait clandestinement ma mère, née d’une première union – sa 2ème femme lui interdisait de la voir. Père et fille s’écrivaient aussi en poste restante, pour que les courriers ne soient pas interceptés. Et quand sa fille se maria, encore en décembre, il se changea dans l’appartement d’une copine de sa 2ème fille, habitant tout proche de la mairie, pour ne pas être confondu par les mauvaises langues d’une petite ville de province – ce qu’était probablement Grenoble, en 1966. Il réussit à se rendre à la cérémonie, une petite heure. Plus longtemps, ç’aurait été trop risqué. Il devait être à la fois magnifique et un peu malheureux, ce grand-père, mais il m’aurait bien plu.

Bref, une rencontre émouvante, cathartique, presque romanesque. J’aurais pu embarquer pour Majorque avec femme et gosses, comme tout le monde, et me voilà à escalader les décennies avec un stylo en guise de piolet et trois pauvres feuilles blanches comme falaise. On a déballé les photos jaunies, on a pleuré, on a bu du bon vin face à la dent de Crolles, on a promis de se revoir. Sur l’autoroute du retour, courbe bleue léchant les noyeraies iséroises, je me suis allé à un excès de vitesse généreux et continu, jusqu’à Valence. Non par fuite, mais par plaisir d’avoir reconstitué un puzzle génétique et sentimental. Accessoirement, je sais désormais pourquoi – car il n’y a pas de hasard – je suis devenu journaliste : parce que, étant chiare, on me cachait un peu trop de choses. Et le rythme pourra bien décélérer un jour, pas grave, je mène l’enquête qu’il ne fallait pas rater.

* Titre de l’album Aux Armes et caetera, Serge Gainsbourg, 1979.