A la moitié de la classe, cette identité imprononçable ne dit rien. A tous les amoureux de football, Johan Cruyff (prononcer ‘Ioane Creuillfe’), meneur de jeu de l’équipe de Hollande, de l’Ajax d’Amsterdam et du FC Barcelone dans les années 70, fut un génie absolu. Artiste, leader, penseur de son sport, esthète, rocker, révolutionnaire des schémas tactiques. Premier joueur à recevoir trois fois le ballon d’or européen, floqué de son mythique et improbable numéro 14, il restera « le plus grand », résume Michel Platini, qui s’y connaît vaguement en foot. Jeudi à Barcelone, Ioane Creuillfe a quitté notre terre, ronde comme ce ballon qu’il caressait si bien. A 68 ans, d’un cancer des poumons – fumeur invétéré, Creuillfe grillait clope sur clope, y compris pendant sa carrière, où il tirait quelques lattes à la mi-temps des matches.

Il y a, c’est vrai, des choses bien plus graves. Mais tout n’est pas que raison et, que voulez-vous, en ce 24 mars printanier, en apprenant la nouvelle, j’étais ému aux larmes. Pourtant, les morts célèbres, généralement, je m’en fous. Mais pas Creuillfe. Sa photo trône d’ailleurs sur la cheminée de mon bureau, dans un magnifique cadre orange Ikea. On le voit, port altier et conduite de balle princière, lors de la Coupe du Monde 74 en Allemagne. La même photo que le quotidien L’Equipe a publiée en Une, le 25 mars, barrée par le titre « Il était le jeu ». Parfois, je me dis que j’aurais dû être journaliste.

On ne va pas donner une leçon de football, tel n’est pas le « but » du présent billet. En maxi-résumé, disons sur Creuillfe a inventé le football moderne : tout le monde attaque, y compris les défenseurs, et donc tout le monde défend, y compris les attaquants. Mouvement, quête d’espace quand on a le ballon, resserrement des lignes quand on ne l’a pas. Ce qui induit une préparation athlétique quasi-militaire, derrière les cheveux longs et les gueules d’ange. Avec ce « football total », le ‘Hollandais volant’, dribbleur élégant et efficace, a gagné trois coupes d’Europe avec l’Ajax d’Amsterdam. En 1971, la nuit de la 1ère coupe d’Europe remportée par l’Ajax, les prostituées du Quartier rouge n’ont pas fait payer.

Ioane Creuillfe a appris le football dans la rue. « Le football s’apprend dans la rue », précisait-il. Il sut, et c’est du jamais vu dans l’histoire de ce sport, à la fois être un joueur d’exception, puis transmettre sa vision du football, en tant qu’entraîneur de ses deux clubs de cœur – Ajax Amsterdam puis FC Barcelone. En Catalogne, il réveilla le Barça. Il y créa le centre de formation, pétrie d’une philosophie de jeu particulière (possession de balle par un redoublement incessant de passes), et produisant des talents mondiaux. L’Argentin Lionel Messi doit beaucoup, beaucoup à Ioane Creuillfe, dont l’une des maximes fait depuis quatre jours le tour des réseaux sociaux : « Jouer au football est très simple. Mais jouer simplement au football est la chose la plus difficile qui soit. »

Creuillfe n’a raté qu’une chose, et pas n’importe laquelle : être champion du monde de football avec son pays, la Hollande. En 74, en finale contre la RFA, il a fait preuve de suffisance, après que son équipe a ouvert le score dès la 1ère minute de jeu, pour perdre bêtement 2-1. En 78, son équipe s’est inclinée également en finale, également contre le pays hôte, l’Argentine, favorisée par l’arbitrage et poussée par tout un peuple. Malgré la pression de ses coéquipiers, et de la Reine elle-même, il n’a pas fait le déplacement en Amérique du Sud. Parce que, âpre au gain, il concevait mal de jouer uniquement pour la gloire (les joueurs étant payés par leur club, pas par leur sélection nationale). Parce qu’il était traumatisé par une tentative d’enlèvement, survenue quelques mois plus tôt, à Barcelone. Parce que son épouse, dont il était fou amoureux, supportait de plus en plus mal ses absences à répétition. Parce que, peut-être, il s’est inconsciemment interdit d’accéder au Graal qu’il méritait plus que tous les autres. Qu’importe. Comme l’a relayé sobrement Zinédine Zidane sur Twitter : « Merci, Johan Cruyff, d’avoir rendu le football plus beau ».