2h38 d’entretien, dans l’écrin du théâtre national de Chaillot à Paris : le président de la République a choisi, dimanche soir, la longueur, ainsi qu’un cadre classique mais nouveau (hors Élysée ou plateaux TV), pour répondre à Jean-Jacques Bourdin (RMC-BFM TV) et Edwy Plenel (Mediapart).
Quatre choses ressortent de ce marathon électrique, orageux, finalement très symbolique de l’état du pays.
Tout d’abord, la personnalisation des journalistes : mises en scène de leur préparation, postures de coqs (ça manquait clairement d’une femme dans les échanges) et, ce matin… interview des intervieweurs sur BFM. Étrange circuit fermé d’auto-promotion. Narcissisme exacerbé, dans un métier qui semble exiger l’effacement derrière les faits et les chiffres, la salutaire discrétion et l’ouverture aux autres plutôt que l’entre-soi. « Nous portons la voix des colères du pays », ont ressassé (répétition rendant la véracité du message presque suspecte), les deux confrères sans cravate. En se regardant quand même pas mal le nombril.
Deuxième point : la brutalité, voire la vulgarité, des échanges, avec, de la part du tandem, des attaques assénées de façon théâtrale, apportant peu d’infos et n’intéressant qu’un microcosme lilliputien. « Bernard Arnault (patron du groupe de luxe LVMH, NDLR) est votre ami » (Bourdin à Macron). Réponse du chef de l’État : « Vous savez, les insinuations dans la vie, ce n’est pas une bonne chose (…) Vous n’êtes pas des juges autour de cette table. Vous êtes des intervieweurs, je suis président de la République ». « Vous avez appelé votre mouvement En Marche, n’auriez-vous pas dû l’appeler ‘En Force’? », a dégainé Edwy Plenel, allusion à l’expulsion de la Zad de Notre-Dame-des-Landes, qui doit intéresser 3,5 % de la population, bébés compris. « C’est une question ou c’est un plaidoyer ? », lui a rétorqué, ironique, le président de la République, contestant « l’orientation » d’une formulation « biaisée ». Avant d’ajouter : « De là où je suis, on ne peut pas se contenter de donner des leçons de morale. » De toute évidence, ces deux-là se détestent de longue date, mais des millions de Français ne le savent pas, et les ont vus régler des comptes en direct, loin de leurs préoccupations quotidiennes (logement, emploi, mobilité, pouvoir d’achat). De surcroît, la courtoisie mâtinée de ténacité et de connaissance fine des dossiers est souvent, en interview, une technique bien plus efficace que l’agressivité pour acculer son interlocuteur.
Troisième clef. L’idée du fondateur d’En Marche !, en attirant sur le ring deux boxeurs émérites et cabossés de partout, est au final de montrer qu’il sait (et aime) en découdre, qu’il ne se défile(ra) pas devant les combats, et qu’il rendra coups pour coups, quitte à sembler un peu solitaire dans l’exercice du pouvoir. Flatter le média en l’invitant à la table présidentielle, pour servir une stratégie de communication. L’ex-ministre de l’Économie de Hollande est apparu peu énervé, parlant sans note, alors que ses contradicteurs cherchaient à le pousser à la faute, avant de finir par s’énerver eux-mêmes. En descendant ainsi dans l’arène, Emmanuel Macron a-t-il rassuré pour autant ?
Dernier point, et non des moindres. Malgré la durée record de cet entretien, rien ou presque sur la transformation digitale des PME, sur la révolution du big data et de l’intelligence artificielle, sur la transition énergétique, sur l’urbanisme, l’aménagement urbain et l’immobilier, sur les mobilités… Rien sur les 35 heures (pourquoi ne revient-il pas dessus, au moins à la marge ?), sur un premier bilan de la loi Travail, sur la future loi Pacte (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), sur la formation professionnelle, l’orientation et l’apprentissage. Des chantiers pourtant essentiels, et frappés pour beaucoup d’actualité législative. Comme si l’économie était (encore) considérée comme secondaire en France ! Pour ses futurs grands formats, les conseillers du président seraient bien inspirés de convier un-e (voire plusieurs) confrère(s) de la presse économique. Car, pour reprendre l’ancien mais excellent slogan des Échos, « on comprend mieux le monde à travers l’économie ».
On comprend mieux le monde à travers l’économie … sauf quand il s’agit d’une prétendue science dont Friedman affirme que les réalisme des hypothèses n’aucune importance du moment qu’on obtient le résultat qu’on attendait, où, depuis Walras, on est à la recherche de l’équilibre des marchés que jamais personne n’a pu observer, que, depuis Jean-Baptiste Say, on répète en boucle que c’est l’offre qui crée la demande, et qu’il y a don équilibre de l’offre et de la demande, ce qui exclut les crises de surproduction, et que, toujours avec JB Say, on affirme que la demande et l’offre sur le marché du travail s’équilibrant, il ne peut y avoir de chômage. On ajoutera, que temps n’existe pas dans la « science économique » (en réalité, l’idéologie néolibérale) et que par conséquent, même s’il y a déséquilibre de l’offre et de la demande, la convergence sera automatiquement atteinte. Par conséquent, on peut se permettre d’ignorer ce qui se passe pendant la convergence et faire des calculs une fois l’équilibre atteint, en ignorant que l’équilibre atteint est l’exception, et que les phénomènes économiques loin de converger ont une tendance évidente à diverger, que les crises sont cycliques et sont la conséquence des marchés divergents. Enfin, JB Say a affirmé que l’économie de marché, c’est le fait que quelqu’un vend une marchandise pour obtenir de la monnaie afin d’acheter d’autres marchandises. Dans cette hypothèse, on ignore le rôle de la monnaie qui peut non seulement servir à acheter des biens et services, mais aussi être épargnée ou ou prêtée ou base de spéculation financière. Bref, la « science économique » n’est en réalité qu’un ensemble de postulats non démontrables et non observés. C’est tout au plus une axiomatique abstraite sans rapport avec l’économie politique qui, avec l’histoire et la sociologie permet d’approcher la réalité de la vie sociale.