Déjà 20 ans. Presque la moitié de ma vie sans toi. Sans fête des mères, ni crêpes agrémentées de miel et de noix, ni ressentir la profonde tristesse que tes sourires ne masquaient pas. Tu es partie à ta façon, discrètement, seule, un vendredi, après six ans de lutte contre un cancer de la plèvre. En ce début de week-end de décembre 1997, je brûlais mes 20 ans, dans une boîte de nuit en tôle ondulée, avec d’éphémères amitiés. Pour tes obsèques, il neigeait sur le jardin des souvenirs où, à la tombée de la nuit, nous avons dispersé tes cendres en silence. C’était très beau. Ne m’en veux pas : il faisait trop froid pour pleurer. Le soir, j’ai joué de la situation pour récupérer une ex dont j’étais encore amoureux. Voilà qui classe définitivement un individu. Depuis, et en les confondant, au début, avec toi, je me suis perdu dans le parfum des femmes. En me trompant souvent de parfum.

Tu t’inquiétais beaucoup pour moi, comme toute mère pour son fils. Un peu plus que la moyenne tout de même, tendance oppressante. « Bois de l’eau, avec tout ce sport que tu fais », « Tu vas prendre froid », « Où étais-tu ? », « Joue un peu moins au foot, ce n’est pas un milieu très porteur, non ? » Tu n’arrivais pas à tes fins. J’ai toujours su ce que je voulais. Ça te désarçonnait. Quand tu m’interdisais les dessins animés, je filais chez les voisins du rez-de-chaussée pour des séances de rattrapage de Goldorak ou Albator. Tu t’inquiétais pour moi, mais une fois ton mal diagnostiqué et le bal des traitements attaqué, tu t’es davantage inquiétée pour toi. Le fait que tu fusses médecin n’arrangeait rien à l’affaire. Mais on ne choisit pas. J’ai fait ce que j’ai pu pour t’aider. C’était insuffisant, maladroit, discordant. Nous souffrions tous. Je n’ai pas eu les épaules. À 16 ans, on n’a pas les épaules.

Tu es née à Grenoble en décembre 1938. Grenoble, ville de Ritals et de Résistants. Tu étais d’une génération où l’on cache tout, « pour protéger les enfants ». Bonne élève, tu m’as caché jusqu’à ton propre père, qui avait l’air formidable, et jusqu’au récit de ton enfance, bercée par les bombardements allemands et le divorce de tes parents. Je n’ai jamais compris la fonction réelle des secrets de famille. Il doit bien y avoir une : quand on n’a pas de secret de famille sous la main, on en invente, comme pour avoir quelque chose à taire. Toujours est-il que tu es restée fragilisée par cette fêlure originelle. C’était à vif. Un soir, nous avions visionné au cinéma « Au revoir les enfants » de Louis Malle, et tu as pleuré tout le film, en te cachant. Tu as aussi accepté mon univers. Par des petits gestes, pas si anodins. En souscrivant un abonnement à Canal +, pour que je suive avec les potes l’épopée du grand OM de Bernard Tapie en coupe d’Europe, ou les émissions des Nuls. Ou en m’invitant, par surprise, un soir d’avril 1992, à déguster le cultissime « Jimi plays Monterey » (concert du guitariste Jimi Hendrix) dans un cinéma de quartier de La Paillade, à Montpellier. C’était génial. Tu vois, je me rappelle de tout. Et puis, j’ai enquêté. Tu as écrit, à quelqu’un d’autre, que mes frasques adolescentes t’ont appris « la plus grande des tolérances ». Message délicieusement ambigu.

Que m’as-tu laissé d’autre en héritage ? Le goût démodé des mots. Tu aimais à lire, pour toi-même, ou dans les écoles, ou pour les non-voyants. J’ai fait des mots un usage différent, plus agressif, dans l’information. Écrire pour être lu. Être meilleur que les autres. Et chaque jour, repartir à zéro. C’est un milieu, tu sais, où certains se lèvent le matin en se demandant comment faire du mal à l’autre. Mais ne t’inquiète pas. Pas cette fois. Tout va bien. Ah oui, j’oubliais : je t’aime, maman.