On est tous, chacun à sa façon, chef d’un truc. Au moins de ses crayons. Vachement important, de cheffer. Comme pour apaiser cette angoisse collective existentielle, la culture française excelle dans l’art de distribuer les titres. Dans mon métier, c’est reporter, chef adjoint, chef de service, rédacteur en chef, directeur de la publication… Ailleurs, c’est cariste, magasinier, chef de rayon, directeur, directeur régional de supermarchés etc. Avec plein de grilles de carrière, d’indices salariaux, d’avantages liés à l’ancienneté. Je n’y ai jamais rien compris et n’ai jamais regardé que la dernière ligne. Pas sérieux.

Bien sûr, il faut des N+1, des N+2 et plus, et des boss au-dessus, dans un ruissellement de responsabilités, pour que ça tourne. Le mode collaboratif, très tendance, traduit certes une aspiration profonde des jeunes salariés pour plus de transversalité, plus de bien-être et moins de messages descendants. Mais à un moment, il faut trancher. Et le terme de « poste à responsabilités » n’est pas toujours, loin d’en faut, galvaudé : soucis RH, relations avec autres services, les partenaires, les actionnaires, les informateurs, les confrères, les réseaux, représentations à l’extérieur, promotion et défense d’une entreprise ou d’une profession… Un travail de forçat, souvent ingrat, réalisé dans l’ombre, mais essentiel.

La question centrale est la suivante : le statut correspond-il à la fonction, et vice versa ? Pas toujours. Une personne qui arbore un statut a-t-elle les compétences pour exercer le job ? Mettre exagérément son statut en avant, n’est-ce pas un manque de confiance en soi ? Et si le chef a les compétences, a-t-il seulement la marge de manœuvre nécessaire pour agir dans l’organigramme ? Il y a aussi, parfois, l’inverse : des collaborateurs qui en font beaucoup plus que ce pour quoi ils sont payés, sans avoir le statut – et l’indice salarial – correspondant.

Le truculent directeur d’opérations de Montpellier de Vinci Autoroutes (ASF), Salvador Nunez, m’a confié, lors d’un cocktail célébrant la fin d’un gros chantier autoroutier (nouvelle A9 à Montpellier) avec les médias du territoire, qu’il se présente à Paris comme « salarié d’ASF ». Par provocation latine devant les grands pontes du major mondial qui l’emploie, mais aussi par conviction et lucidité sur les limites – financières, règlementaires, internes – auxquelles tout manager peut se trouver vite confronté. Voilà une approche saine, qui reconnecte aux bases du métier. Pour ma part, je me présente souvent comme journaliste, en appuyant sur le côté artisanal et non-intellectuel de ma mission. J’évite le terme de rédacteur en chef. Je le trouve pompeux. Ce qui ne veut pas dire que je fuis cette fonction. Mais un tout petit peu de mystère vaut mieux qu’un discours imposé. Laisser venir l’interlocuteur. Si tu restes flou et qu’il n’en demande pas davantage, c’est que tu ne l’intéresses pas plus que ça. Et puis, statut n’est pas statue. « Le jour où je quitterai la direction générale de la banque, je serai encore quelqu’un à minuit, et plus personne à minuit 1 mn », glissait il y a peu le patron d’une banque toulousaine au… rédacteur en chef, attentif à la leçon d’humilité.