Sacro-saintes « valeurs », imbues d’elles-mêmes, vides de vrai sens et voilant avec maladresse nos propres vacuités… Que n’ai-je pas entendu, en 15 ans de vie active et 30 de vie sociale, en leur nom. Le partage, la tolérance, le progrès social, l’ouverture d’esprit, la solidarité. Souvent proférées et brandies en étendards par ceux-là mêmes qui agissent à rebours. Je prône la mixité sociale, mais je ne braderai pour rien au monde ma maison de famille abandonnée à la commune, pour qu’elle y aménage une école ou une maison médicale ; Je suis anti-raciste, mais j’inscris soigneusement mes gosses à l’école privée catholique pour contourner la carte scolaire – « La compagnie des gitans, pour les enfants c’est bien jusqu’à 6 ans, mais après… », ai-je entendu de la part d’une maman journaliste pourtant ancrée à la gauche de la gauche ; Je soutiens la jeunesse, mais je ne réponds pas aux demandes de stages d’étudiants en galère, ou n’ai jamais fait l’effort de tenir un stand de presse, un samedi matin sur un forum lycéen – pour pas un rond, juste pour le plaisir d’expliquer et de transmettre ; Je me dis solidaire, mais devenu chef de mes crayons, jamais je ne demanderai à mon patron qu’il prenne 5 % ou 10 % de mes revenus, pour les redistribuer aux équipes qui contribuent tout autant que moi à la bonne marche de l’entreprise ; Je suis multiculturel, mais, sorti du couscous et de Marrakech, je ne connais rien, au fond, des Arabes du bâtiment B – leur culture, leur civilisation, leur pudeur, et pourquoi certains exaspèrent parfois les Gaulois ; Je suis écolo avec mes super-panneaux solaires défiscalisants, mais comme tout le monde, j’affiche un bilan carbone que mes arrière-petits-enfants maudiront ; Je suis citoyen du monde, mais dans une soirée, je trouve très pertinent de demander presque aussitôt à une personne de couleur « D’où viens-tu ? », au lieu de lui parler comme aux autres, pour ce qu’elle est ; Je brandis ma petite fonction en société et dans le miroir, mais ne suis en rien exemplaire auprès de mon équipe – en ne travaillant pas par exemple, alors qu’il le faut souvent, les week-end et la nuit, parce qu’une haute fonction induit l’exemplarité et exige des sacrifices ; Je suis journaliste et j’explique à la France entière, dans des éditos très mal écrits mais que je crois très bien écrits, pour qui voter le 23 avril et le 7 mai (attention, week-end de 3 jours), mais j’ai signé une charte de déontologie stipulant que je dois m’en tenir aux faits et ne pas mélanger information et militantisme.

Les valeurs servent certes à structurer des groupes, à cimenter des réseaux, à rapprocher des hommes, à donner du sens, à rappeler l’essentiel – respect, courage, dépassement, écoute,… Les actes découlent d’elles, me direz-vous. Mais le drame, c’est la confusion ambiante. À mettre les valeurs trop en avant, on donne l’illusion qu’elles s’auto-suffisent, et on ne voit plus les actes eux-mêmes. On en vient à condamner quelqu’un pour quelques phrases déplacées par rapport aux valeurs du moment (tout est relatif : ce qui choque aujourd’hui faisait rire il y a 30 ans, et inversement), même s’il agit pour le bien commun. Et vice-versa : le faux-cul égocentré qui intrigue ira loin, même s’il ne fait rien, ou presque.

« Où veut-il en venir, encore, ce coquin ? », s’interrogent en chœur mes lecteurs non grévistes. Aux sources, forcément latines : acte vient d’« acta » et « agere », pour « action, agir ». Et à la chute, confiée à Indira Gandhi, immense femme d’État indienne (1917-1984) : « Le bonheur, c’est lorsque que vos actes sont en accord avec vos paroles. » J’aurais pas dit mieux, Indira.