« Je vous prescris une balade quotidienne de deux heures, au lever du jour, et deux albums par semaine de votre chanteur préféré » ; « n’oubliez pas de reprendre du dessert » ; « torturez la routine : changez de chemin pour aller au travail, ne prévoyez plus vos week-end et changez autant que possible votre quotidien. Surprenez-vous vous-même ! » On peut toujours rêver : en 2035, pour soigner les bobos de l’âme, les toubibs intègreront ces préceptes dans leur boîte à outils.
Pour l’heure, l’industrie pharma a toujours la peau dure et l’humeur exclusive. La France est le second consommateur d’anxiolytiques en Europe, après le Portugal. Pour les hypnotiques, médaille d’argent également, après la Suède. Un somnifère pour dormir, un autre bonbon pour se booster le matin, et ainsi de suite. Valse des molécules. A en perdre le goût du sirop de la rue, l’envie de se lier au voisin de palier, la connexion à son Internet interne.

La beauté des choses est pourtant remboursée par le vécu. Je ne parle pas des grand’messes occidentales, genre Nuits blanches, Journées du Patrimoine, énième dernier come back des Stones ou défaite de la Musique, sortes de labels incontournables, entre culture et dictature. Non, plutôt ces petits trucs de rien, rien qu’à soi, et qui font du bien, et dont on perd trop souvent le fil. Même si la nostalgie rôde, ça vaut pourtant le coup, le beau. A chacun le sien. Pour certains, ce sera 4 heures d’opéra ; pour d’autres, des vieilles pierres baignées de lumière ; ou encore, le bon son de Stromae, un abandon de danse en boîte, un Amsterdam de Brel à fond, un gin fizz, la plume d’Amélie Nothomb, la gueule de Sophie Marceau, un vieux De Niro, la géographie manouche de Django Reinhardt, un Ray Charles en vinyle sous un ciel de traîne, le bistro du quartier où se côtoient quatre générations, un tour à la médiathèque, deux tours de stade, trois carrés de chocolat. Peu importe.

L’essentiel est de lâcher prise. C’est même la condition pour s’élever. En voyage dans la Florence des Médicis, l’écrivain Stendhal avait été transpercé – à en perdre pied – par un choc esthétique. Il n’avait pas résisté à l’émerveillement – à quoi bon ? Au lendemain de son prix Nobel de Littérature, en 1957, écoutant son cœur, Albert Camus écrivit… à son instituteur d’enfance* :
« Quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé (…) Vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève. » Je crois que c’est incurable, docteur : ma thérapie à moi, c’est les mots.

* Le Premier homme, Gallimard, 1994. Texte inachevé.